Après un peu plus de dix années passées à la tête de la CFDT, Laurent Berger a annoncé au Bureau national du 19 avril sa décision de quitter ses fonctions de secrétaire général le 21 juin prochain. Il nous explique les raisons de son choix.
L’annonce de ton départ le 21 juin prochain a surpris tout le monde. Pourquoi une telle décision maintenant ?
La CFDT est une organisation démocratique dont la cohérence interne repose sur certaines règles tacites, dont celle qui consiste à ne pas rester trop longtemps en responsabilité. Ces règles s’appliquent plus encore au poste de secrétaire général, et je ne souhaitais pas m’y soustraire, tout simplement. Pour tout dire, j’avais initialement prévu de partir lors du congrès de Lyon, en juin 2022. Je ne l’ai pas fait parce qu’on était face à une élection politique périlleuse pour la démocratie ; parce qu’on sortait de la crise Covid et qu’il fallait terminer différents chantiers internes qui avaient pris du retard ; et parce que je suis président de la Confédération européenne des syndicats (CES) jusqu’en mai prochain. Tous ces éléments m’ont poussé à reculer mon départ et à me représenter au congrès de Lyon, en prévenant que je n’irais pas au bout de mon mandat.
J’ai décidé de maintenir cette date du 21 juin pour deux raisons : d’abord parce que les éléments externes ne doivent pas prendre le pas sur les principes démocratiques de la CFDT, mais aussi parce que la relève est prête en la personne de Marylise Léon – et avec une équipe forte autour d’elle, tant au Bureau national qu’à la Commission exécutive. Je ne sais pas s’il y a réellement un bon moment, mais je suis persuadé de passer la main à un moment où la maison CFDT est forte et bien lancée.
“Le poste de secrétaire général, c’est un flambeau que l’on m’a transmis. En l’acceptant, il y a dix ans, j’ai pris l’engagement de faire tout ce qui était possible pour rendre, le moment venu, la CFDT au moins aussi forte et solide qu’on me l’avait confiée.”
Ne crains-tu pas que cette annonce fragilise le rapport de force ou affaiblisse le mouvement contre la réforme des retraites ?
Si le fait de ne pas annoncer mon départ permettait d’être écouté par le gouvernement ou par le président de la République, cela se saurait ! Et, entre nous, je ne crois pas du tout que cela ait la moindre influence sur le fait que les travailleurs et les travailleuses se mobilisent en masse le 1er mai, comme je les encourage à le faire. Au contraire, être capable d’effectuer cette transition dans une telle période consolide la CFDT. Ce qui ne devrait pas être considéré comme normal dans notre pays, c’est cette tendance à s’accrocher à des postes. Le poste de secrétaire général, c’est un flambeau que l’on m’a transmis. En l’acceptant, il y a dix ans, j’ai pris l’engagement de faire tout ce qui était possible pour rendre, le moment venu, la CFDT au moins aussi forte et solide qu’on me l’avait confiée. Mais je n’ai jamais considéré que la CFDT m’appartenait. La CFDT n’appartient à personne !
Ton nouveau livre doit paraître à la mi-mai. C’est un retour sur tes dix années de secrétaire général ?
[Rires] Pas du tout ! C’est un ouvrage sur la France au travail à partir de mes rencontres et sur la manière dont on peut faire du travail autre chose qu’un impensé politique dans le débat public. Évidemment, le dernier chapitre sera consacré aux retraites. C’est aussi un hommage aux salariés et au travail des militants que j’ai rencontrés lors de mes déplacements depuis dix ans, avec une vraie volonté d’incarnation.
Ces innombrables rencontres sur le terrain avec les militants auront été ta marque de fabrique. Qu’est-ce que cela t’a apporté en tant que secrétaire général ?
Avant tout, une analyse de la situation à hauteur de femmes et d’hommes, une capacité à ne jamais dissocier ce que porte la CFDT de la réalité vécue par les travailleurs et les travailleuses. Ces rencontres m’ont apporté la conscience qu’il faut à la fois être capable d’apporter des solutions concrètes aux problèmes vécus tout en traçant des perspectives et en construisant des propositions afin d’améliorer les choses de façon structurelle. Ce qui peut se traduire par la formule « agir vite, penser loin ». À titre personnel, ça m’a nourri humainement, en tant que responsable, et un peu aidé à supporter d’autres aspects de ma fonction, que j’apprécie moins.
Qu’est-ce que tu aimerais dire aux militants ?
J’aimerais leur dire que le changement de secrétaire général n’est pas un événement en soi et ne doit surtout pas être un élément de difficulté pour eux : c’est juste un passage de témoin normal dans une organisation démocratique.
Mais, surtout, je voudrais leur dire bravo et merci ! Bravo pour tout ce vous faites au jour le jour dans les entreprises et les administrations pour améliorer la vie de vos collègues. C’est votre action qui fait la beauté du syndicalisme… et il reste encore beaucoup à faire. Merci mille fois pour tout ce que vous m’avez apporté. Sans vous, mon action à la tête de la CFDT n’aurait pas eu de sens.
“À chaque fois, on est parti de la réalité concrète et du vécu des travailleurs pour faire changer les choses.”
Que retiens-tu de ces dix ans à la tête de la CFDT ?
Notre capacité collective à construire une organisation cohérente : pendant dix ans, on a utilisé toutes les palettes de l’action syndicale en restant toujours fidèle à notre image de syndicat réformiste. On s’est opposé et on a combattu des réformes quand on n’était pas d’accord, on s’est engagé dans des négociations à chaque fois qu’il y a eu des espaces, on a acté des compromis quand cela permettait des avancées. À chaque fois, on est parti de la réalité concrète et du vécu des travailleurs pour faire changer les choses. Je retiens aussi une crise sanitaire lors de laquelle il a fallu gérer l’inconnu tout en maintenant à flot le fonctionnement interne de la maison.
Impossible aussi de ne pas repenser, avec une infinie tristesse, aux coups durs, comme les disparitions de François Chérèque et de Frédéric Sève, après lesquelles il a fallu gérer ses émotions personnelles et le fonctionnement de l’organisation. C’est dix ans de vie, avec des bons et des moins bons souvenirs, de grandes réussites et quelques échecs. Un patchwork de souvenirs et de temps forts, dont le premier reste sans doute ce 31 mars 2017, lorsque la CFDT devient la première organisation syndicale de ce pays.
Avec le recul, ça a changé quoi, cette première place ?
La fierté des militants ! On a, je crois, collectivement cessé de regarder derrière nous ou à côté pour savoir ce que faisaient les autres. On a affirmé notre singularité et tracé notre route en portant nos revendications. Cela donne une fierté mais aussi une forme d’assurance, qui s’est illustrée plus récemment dans notre capacité à prendre le leadership du mouvement syndical contre la réforme des retraites. Ce que l’on assumait dans une fonction plus traditionnelle de négociation, d’engagement et de compromis, on a réussi à le faire là où on nous attendait moins, en devenant la figure de la contestation. Je m’en suis aperçu, je dois l’avouer, parfois auprès de mes homologues des autres organisations syndicales, qui ont découvert la puissance des cortèges CFDT. Les militants sont fiers de donner un autre visage du syndicalisme. Et pour moi, ces militants sont la fierté de cette organisation.
“Je suis secrétaire général jusqu’au 21 juin, alors comptez sur moi jusqu’à cette date pour agir avec la même franchise et la même combativité sur tous les sujets, y compris celui des retraites.”
Quelles seront tes priorités dans les deux mois qu’il te reste ?
D’abord, je suis secrétaire général jusqu’au 21 juin, alors comptez sur moi jusqu’à cette date pour agir avec la même franchise et la même combativité sur tous les sujets, y compris celui des retraites. Il me reste aussi à terminer mon mandat à la CES, où la CFDT va réussir à faire adopter une charte des valeurs inspirée de nos propres statuts, qui réaffirme l’incompatibilité entre syndicalisme et extrême droite. C’est, je crois, dans l’environnement européen actuel, un acte politique et symbolique fort. Et puis j’ai envie de réussir le passage de témoin avec Marylise.
Marylise Léon, continuité ou nouveau visage du syndicalisme CFDT ?
Continuité et nouveau visage. François Chérèque m’avait donné une formule qui m’est toujours restée et que j’ai transmise à Marylise : « Pas de changement de ligne mais un changement de style ! » Alors, oui, il y a un changement de style qui va s’opérer, et c’est nécessaire. Il ne faut pas que les militants attendent du Laurent Berger ! En revanche, ce dont ils peuvent être sûrs, c’est qu’il y aura une continuité dans la ligne CFDT, qui n’est jamais le fait d’un seul homme ou d’une seule femme. Hormis le fait qu’elle est mon adjointe depuis cinq ans, nous avons pris l’habitude de travailler ensemble depuis plusieurs mois maintenant. Dans cette période de forte activité sociale, toutes les décisions ont été prises d’un commun accord, après avoir échangé sur la stratégie et le bien-fondé de nos actions. Aujourd’hui, plus que jamais, la CFDT est une « machine de guerre » qui tourne à pleine puissance. La confier à quelqu’un en qui l’on a entièrement confiance est quelque chose de très confortable.
“Marylise Léon est une négociatrice qui ne lâche pas facilement le morceau mais qui sait garder ses nerfs. […] elle est amenée à devenir une grande secrétaire générale.”
Comment tu la définirais, pour celles et ceux qui ne la connaissent pas ?
Comme une personne ultra-compétente, qui connaît bien ses dossiers et va donner une nouvelle image à la CFDT. Une bosseuse appréciée dans la CFDT, reconnue et respectée par ses interlocuteurs syndicaux et patronaux. C’est une négociatrice qui ne lâche pas facilement le morceau mais qui sait garder ses nerfs. C’est d’abord parce qu’elle a toutes ces qualités qu’elle est amenée à devenir une grande secrétaire générale. Il se trouve que c’est aussi une femme. Tant mieux ! C’est l’illustration du travail mené ces dernières années sur la féminisation de nos instances qui, au bout du bout, fait que lorsqu’on recherche les compétences pour prendre la relève, ça puisse tomber indistinctement sur un homme ou sur une femme.
De ton côté, comment entends-tu poursuivre ton engagement militant ?
Cela dépendra évidemment de mon engagement professionnel. Si mon choix de ne pas faire de politique est clair, je resterai un militant pour la démocratie, parce que la question démocratique m’anime profondément. Mais il n’y aura pas d’ombre qui planera au-dessus de la CFDT.