Si de plus en plus de jeunes affirment vouloir un emploi « aligné avec leurs valeurs », le mouvement en cours reste encore l’apanage des plus diplômés.

L’affaire avait fait grand bruit. Au printemps 2022, huit jeunes d’AgroParisTech (prestigieuse école d’ingénieurs en agronomie) avaient, lors de leur remise de diplôme, indiqué leur refus de suivre la voie toute tracée d’une carrière dans les grandes entreprises de l’agro-industrie – coupables selon eux de ruiner la planète – et appelé à « bifurquer ». C’est-à-dire renoncer à des carrières prestigieuses, des salaires et des modes de vie très confortables, au nom de leurs valeurs et de l’urgence climatique.

Le mouvement de fronde a gagné d’autres grandes écoles comme Polytechnique, Centrale, HEC, etc. Dans leur viseur : TotalEnergies, LVMH ou les entreprises d’agrobusiness. « Nous avons gagné une bataille culturelle. Une majorité a envie d’agir, d’explorer de nouvelles manières de travailler, de nouvelles voies, en lien avec le vivant », explique Benoit Halgand, diplômé de Polytechnique et de l’école des Mines de Paris. Il est l’un des tout premiers «bifurqueurs» et travaille désormais comme chargé de formation au Campus de la transition, une association dédiée à la transition écologique.

Cette remise en question du modèle productiviste est-elle partagée si largement au sein de la jeunesse ? Pour la sociologue Dominique Méda1, il est clair que « le mouvement de révolte initié dans un certain nombre de grandes écoles et à l’université […] a commencé il y a quelques années, mais ce mouvement croît et s’embellit, et l’audience qu’a recueillie cette vidéo [de l’intervention des diplômés d’AgroParisTech] est le signe que les choses bougent ».

Mais il s’agit « d’une fraction très diplômée, très informée, avec la possibilité de se poser ce genre de questions : il faut pouvoir penser à la fin du monde avant la fin du mois ». Une analyse que confirme Aurélie Larricq, conseillère d’insertion à la mission locale de Blois. Citant la pyramide de Maslow, elle explique que l’on « ne peut se poser de questions existentielles sur le sens de son travail que si, déjà, on se sent sécurisé dans ses besoins fondamentaux ». Pour les jeunes qu’elle accompagne, la question est d’abord de trouver un emploi.

Ce qui ne veut pas dire que toute réflexion ou toute conscience citoyenne soit absente. Mais « la question du sens et de l’engagement se pose différemment en fonction du niveau de conscience que l’on a de soi-même, du recul que l’on a et de sa capacité à pouvoir agir ». Le contexte social et culturel joue ainsi un rôle capital dans la manière de construire ses référentiels.

Laure Fernandez, également conseillère à la mission locale de Blois, et qui reçoit des jeunes décrocheurs de 16-17 ans, peut en témoigner : « Ces jeunes ne vivent qu’au travers de ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux. Leur réalité, leurs modes de pensée sont modelés par les influenceurs. » Soit des modes de vie où la réussite semble facile, et surtout liée à la société de consommation.

Critères de choix

Pour autant, il ne faudrait pas opposer de manière manichéenne « jeunesse dorée » et « jeunesse défavorisée », les premiers étant une sorte d’avant-garde éclairée de la transition écologique. Comme le montre un sondage Harris Interactive pour « Pour un réveil écologique », réalisé au printemps 2022, les enjeux environnementaux font désormais partie des critères de choix des étudiants dans leur recherche d’emploi, quel que soit le niveau de diplôme. Certes, derrière les critères de salaires et de conditions de travail, mais quand même : selon ce sondage, les deux tiers des jeunes de 18 à 30 ans interviewés (65 %) se disent prêts à renoncer à postuler dans une entreprise qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux. La finalité du travail est devenue un critère de choix. Ce qui n’est pas un mince progrès.

Saïd Hammouche, Président de Mozaïk RH.

« TOUT LE MONDE N’A PAS LE PRIVILÈGE DE POUVOIR CHOISIR »

On lui a souvent donné le surnom de « DRH des banlieues », parce qu’il a créé en 2007 le cabinet de recrutement Mozaïk RH afin de rapprocher le monde du recrutement de celui des jeunes diplômés des banlieues, victimes de nombreuses discriminations : patronyme et origine, lieu d’habitation, couleur de peau… « Les discriminations font que des jeunes issus de la diversité qui veulent travailler ne le peuvent pas. La priorité de ces jeunes, elle est là : entrer sur le marché du travail. Choisir une entreprise plutôt qu’une autre pour des raisons écologiques est le privilège réservé à ceux qui peuvent choisir, ceux qui ont les bons diplômes, les bons profils. Quand on vient du 9.3 ou d’un territoire rural, on n’a pas ce luxe-là. »

Saïd Hammouche pense même que les candidats peuvent avoir des stratégies pour postuler dans ces entreprises à forte notoriété. « Quand on dit qu’on a bossé à la direction générale de Total, ça rassure un recruteur. Il peut se dire : “ce jeune a les codes”. On sait aujourd’hui que les méthodes de recrutement, souvent fondées sur la cooptation, l’entre-soi, excluent fortement toute une partie de la jeunesse. Les entreprises n’ont plus le choix. Elles doivent changer leurs pratiques si elles veulent rester performantes.»