Invisibles, invalidants et parfois mortels. Malgré les obligations des employeurs en matière de santé et sécurité, le nombre très élevé d’accidents du travail en France en dit long sur le manque de politique de prévention dans les entreprises.
Il y a deux décès au travail chaque jour dans notre pays. Perdre sa vie en la gagnant semble être un paramètre à intégrer dans l’équation « pertes et profits » de l’activité économique, selon l’expression de la sociologue Véronique Daubas-Letourneux. Le phénomène est aussi persistant qu’invisibilisé. Pourtant, en 2021, on dénombre près de 640 000 accidents du travail dont 696 mortels. Il faut y ajouter près de 90 000 accidents de trajet (un chiffre un peu en retrait par rapport à 2019 et que l’on attribue à la mise en place du télétravail). Au total, ces événements ont occasionné plus de 51 millions de jours d’arrêt de travail. Parmi les victimes, quelque 39000 travailleurs accidentés auront des séquelles à vie.
« Ça ne baisse pas depuis dix ans », relevait le secrétariat d’État chargé de la Santé au travail lors de la présentation du Plan santé au travail 2021-2025. « Un plancher semble avoir été atteint depuis 2010 », a réaffirmé le ministre du Travail Olivier Dussopt, en lançant le premier Plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels, construit avec les partenaires sociaux, la Sécurité sociale et des organismes de prévention.
Ces chiffres sont par ailleurs largement sous-estimés : il n’y a pas de statistiques disponibles pour la fonction publique ; il est donc impossible de connaître la situation à l’hôpital ou l’Éducation nationale… Quant au secteur privé, il pâtit d’une sous-déclaration chronique et reconnue, puisqu’elle donne lieu chaque année à un versement compensatoire de la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) du régime général au profit de la branche maladie de l’ordre de 2 milliards d’euros.
D’après le code du travail, un accident du travail est un « événement soudain survenu pendant l’activité professionnelle et qui, qu’elle qu’en soit la raison, a causé un dommage corporel ou psychologique à celui qui en est la victime ». Depuis 2020, ils augmentent partout : dans la métallurgie, le travail temporaire, les activités de la santé, du nettoyage et de l’alimentation, les activités tertiaires. Dans le BTP, la hausse est de plus 15,6 % par rapport à 2020. Encore un chiffre : les montants d’indemnisation des victimes restent sur un plateau de 4,3 milliards d’euros. La sinistralité coûte cher, et pas seulement en vies humaines…
Prévention, où es-tu, que fais-tu ?
Face à la quantité de données relatives à la sinistralité dans les entreprises, l’absence d’indicateurs sur les moyens alloués à la prévention ne peut qu’interroger. Les enquêtes « conditions de travail » du ministère du Travail établissent elles-mêmes un lien direct entre la dégradation des conditions de travail, les pénibilités et les accidents au travail. Et si elles mettent en cause l’organisation du travail, le travail dans l’urgence, les sous-effectifs, la sous-traitance ou encore le manque de formation et de qualification, en face, beaucoup d’entreprises reconnaissent ne pas être impliquées du tout en matière de prévention. Dans une enquête « santé au travail » de la Mutualité française (février 2023), seuls 43 % de dirigeants indiquent avoir mis en place au sein de leur entreprise une politique globale de prévention en la matière.
“Le manque de prévention en France est un problème d’effectifs mais aussi un problème lié à l’organisation même du travail des préventeurs”
Jorge Muñoz, maître de conférences en sociologie, université de Brest, spécialisé dans les questions santé au travail et prévention
Le gouvernement vient de lancer une grande campagne de communication et de sensibilisation sur les risques professionnels, mais avec quels moyens de contrôle ? Depuis 2009, les effectifs de l’inspection du travail sont en chute libre (moins 30 %). Les Carsat (caisses d’assurance retraite et de la santé au travail) ne sont pas mieux dotées (500 contrôleurs pour 16 millions de salariés), les médecins du travail se raréfient (5 000 médecins pour 30 millions de salariés). « Le manque de prévention en France est un problème d’effectifs mais aussi un problème lié à l’organisation même du travail des préventeurs », explique Jorge Muñoz, maître de conférences en sociologie à l’université de Brest, spécialisé dans les questions de santé au travail et de prévention. « En lien avec des objectifs nationaux, les contrôleurs travaillent sur certains risques en priorité. Il faut aller au plus vite pour remplir des indicateurs. Alors qu’ils auraient, au contraire, besoin de temps pour comprendre un environnement de travail, faire les bonnes préconisations et, surtout, être perçus légitimes par les travailleurs. »
Le chercheur pointe une autre aberration : dans un secteur très accidentogène comme celui de l’aide à domicile, les inspecteurs du travail n’ont tout simplement pas l’autorisation de pénétrer au domicile des bénéficiaires. Difficile, en ce cas, de faire exécuter les aménagements qui s’imposent pour le levage ou la toilette… « La sinistralité est un problème multifactoriel qui ne peut en aucun cas reposer sur la responsabilité des travailleurs », conclut-il.