Dominique Méda, Bruno Palier et Olivier Mériaux ont participé à la table ronde “Pour parler retraites, parlons d’abord du travail” organisée par la Confédération le 23 février afin d’expliquer en quoi ce projet est un non-sens pour les Français.
Avant de parler des retraites, il aurait fallu s’intéresser aux conditions de l’exercice du travail, répète la CFDT depuis plusieurs semaines. Mais le projet du gouvernement a mis le travail sous le tapis au profit d’une réforme purement budgétaire. Or, les attentes sont très fortes au sujet du travail, a souligné Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT, citant la grande enquête « Parlons travail », réalisée par la CFDT en 2016. Les travailleurs (200 000 répondants) y déclaraient à la fois leur attachement au travail et les difficultés liées à l’exercice de celui-ci. « J’aime mon travail mais je n’ai pas les moyens de bien le faire », disaient-ils en substance.
Le mal-être au travail est d’ailleurs extrêmement bien documenté, a abondé Dominique Méda (sociologue et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) : « La France n’occupe pas du tout une position glorieuse en matière de conditions de travail. » En témoignent les enquêtes de la Dares1, qui publie un rapport tous les cinq ans depuis 1978 sur ce thème. À quoi s’ajoute l’enquête européenne d’Eurofound (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail), qui permet, avec le même questionnaire, d’établir des comparaisons et de voir comment s’expriment et se positionnent les différents pays (il y a eu 71 000 répondants dans 36 pays). « Après 2005, nous avons pu mesurer, grâce à ces outils, une nouvelle intensification du travail. La moitié des personnes interrogées faisait part de sa souffrance au travail tandis que l’autre moitié affirmait ne pas vouloir faire le même métier jusqu’à 60 ans. Ne pas traiter la question du travail dans ce projet de réforme est une véritable provocation de la part du gouvernement… qui dispose de toutes ces données ! »
Une fabrique d’emplois mal rémunérés
Ces données montrent également que la France n’est pas seulement le pays où les travailleurs subissent le plus de contraintes physiques et psychiques, c’est aussi celui où il y a le moins de reconnaissance du travail et où les salariés sont les moins consultés sur leurs conditions de travail. Car, depuis trente ans, a expliqué Bruno Palier (politologue et directeur de recherche au CNRS et à Sciences Po Paris), le travail est considéré comme un coût et réduit à un chiffre, celui des cotisations sociales, que l’on n’a cessé de rogner. « Depuis la fin des années 80, les employeurs s’emploient à maintenir les salaires sous un certain seuil, convaincus qu’ils vont gagner en compétitivité. » Or, depuis le gouvernement Balladur de 1995, les mesures prises « en faveur de l’emploi » reposent sur des exonérations de charges sociales.
« Nous sommes encore dans ce mouvement de fabrique d’emplois mal rémunérés », a précisé le politologue. Afin d’accroître leur compétitivité, les entreprises veulent réduire leurs coûts de production, donc principalement le coût du travail : cela passe par la délocalisation intégrale d’une chaîne de fabrication, le recours accru à la sous-traitance, le licenciement des seniors (et la multiplication des ruptures conventionnelles) et la mise sous pression de ceux qui restent. « Des stratégies dont l’efficacité se révèle très relative puisqu’il y a eu peu de créations d’emplois en retour. Mais il faut que le travail soit le moins cher possible pour que les entreprises soient compétitives par rapport à des pays qui n’ont pas de protection sociale… Mais alors, dans ce cas, supprimons notre système, supprimons carrément les droits à la retraite ! », ironise-t-il.
Face à cette obsession des coûts, le projet de réforme actuel prend donc le problème à l’envers. Yvan Ricordeau, secrétaire national chargé du dossier des retraites, l’a redit : « Une réforme des retraites doit être l’affichage d’une ambition sociale. Jamais un système de protection sociale ne pourra corriger quatre décennies de travail mais il doit contribuer à réduire les inégalités. Nous n’avons eu de cesse de dénoncer un projet qui se fonde uniquement sur des tableaux d’équilibre financier. »
L’emploi des seniors
L’autre point de blocage souligné par cette table ronde, c’est la question de l’emploi des seniors. À ce sujet, « l’hypocrisie » du projet en cours d’examen au Parlement révolte Olivier Mériaux (politologue et ex-directeur technique et scientifique de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail). Selon lui, on fait parler à tort les statistiques de la Dares sur le taux d’emploi des seniors : « Si le recul de l’âge légal de départ en retraite s’est traduit dans le passé par une progression mécanique du taux d’emploi des seniors, c’est parce que les cadres partent plus tard. C’est la catégorie de travailleurs qui, de toutes les manières, font progresser ce taux passé le cap des 62 ans. Les plus précaires, eux, verront s’allonger leur sas de précarité, dans lequel ils ne seront ni en emploi ni au chômage. »
De plus, a-t-il déploré, « l’emploi des seniors est uniquement abordé lorsque l’on parle des retraites. Comment prendre en compte le fait que tout le monde ne travaillera pas à 100 % jusqu’à 64 ans ? Les employeurs eux-mêmes ne s’y retrouvent pas ». Et pour qu’une culture d’entreprise tienne compte des impacts négatifs d’un report de l’âge légal de départ à la retraite (en aménageant les fins de carrière, par exemple), il faut du temps, ce qui n’est pas prévu dans le projet. Pourtant, donner du temps au temps, même le rapport du Conseil d’orientation des retraites permet de l’envisager puisqu’il fait état, dans ses projections, de dépenses de retraite contenues au moins jusqu’en 2030.
En Europe du Nord, “les carrières n’ont rien à voir”
Tous les participants se sont accordés sur le fait qu’il y a un non-sens à comparer la situation de la France avec d’autres pays, principalement ceux d’Europe du Nord, dans lesquels l’âge de départ est plus élevé car « les carrières n’ont rien à voir ». « L’organisation du travail est complètement différente dans ces pays toujours cités en exemple. En France, elle n’est même pas un thème de discussion au sein de l’entreprise, a résumé Yvan Ricordeau. On fait des comparaisons Nord/Sud mais la France est l’un des pays où les salariés ont le moins d’autonomie, où il n’existe pas d’années de césure ni de pauses pendant une vie professionnelle. Avant de voir comment on peut améliorer l’emploi des seniors, il faut que le dialogue social s’empare de la question de l’amélioration des parcours professionnels. Nous avons demandé que l’emploi des seniors soit un thème de négociation obligatoire et que l’index puisse être un outil pour négocier. »
L’abandon de cette réforme, “il faut y croire !”
« Le rejet de cette réforme n’est pas idéologique. Il est fondé, il est argumenté, il est incarné, comme nous l’avons montré ce matin », a déclaré Laurent Berger en conclusion de cette discussion entre intellectuels et syndicalistes. Le secrétaire général de la CFDT a d’ailleurs rappelé que la CFDT n’était pas opposée à toute réforme des retraites – elle l’a prouvé dans le passé – mais qu’elle s’était mise en travers de ce projet, dès l’automne dernier, parce qu’il est porteur d’injustices, envers les femmes, envers ceux qui ont commencé à travailler tôt, envers ceux que le travail abîme plus que d’autres.
« Nous avons averti qu’un recul de l’âge légal de départ à la retraite provoquerait une énorme colère sociale, et c’est ce qui est en train de se passer. Cette mobilisation est la plus importante depuis les années 70, et je remercie tous ceux qui, comme les intellectuels, nous ont aidés à gagner la bataille de l’opinion. » Le 7 mars, la mobilisation doit donc être « encore plus bruyante » pour que le gouvernement ne puisse plus l’ignorer. « Nous n’avons jamais eu de conditions aussi favorables – une intersyndicale unie, une opinion très largement hostile, l’impréparation du gouvernement – alors il faut y croire ! »