Les 18-30 ans n’entretiennent plus le même rapport au travail que leurs aînés. La crise sanitaire a accéléré une mutation profonde de la société qui déconcerte bien des acteurs et oblige chacun à bouger les curseurs.
«Les prisonniers du boulot n’font pas de vieux os », chantait, en 1965, Henri Salvador. Un demi-siècle et une pandémie plus tard, la génération qui débarque sur le marché du travail semble en avoir fait un mantra, elle qui n’est plus prête à tous les sacrifices. Pour ces jeunes salariés, l’idéal d’un investissement inconditionnel à l’entreprise a vécu. Certains crieront à « l’épidémie de flemme » d’autres invoqueront « le droit à la paresse ». La réalité est plus complexe.
Pour Jérémie Peltier, codirecteur général de la Fondation Jean-Jaurès, le rapport au travail a commencé à se transformer il y a une dizaine d’années, et la crise a tout accéléré : « Il y a eu comme une relativisation de la place du travail, qui a perdu sa dimension sacrificielle. Le travail est devenu moins statutaire, moins identitaire. » De fait, 21 % des Français estiment que le travail est « très important » dans leur vie, contre 60 % en 1990.
Certes, les jeunes ne constituent pas une catégorie homogène, et le rapport à l’emploi dépend encore essentiellement du niveau d’études et de l’origine sociale. Pour autant, le travail n’apparaît plus comme un élément central. Nombre de jeunes choisissent de prendre leurs distances avec le monde du travail de leurs parents, qui n’a pas tenu ses promesses de progrès social. « Avant, le travail structurait le hors-travail. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée, poursuit Jérémie Peltier. On observe d’ailleurs chez une partie d’entre eux un désengagement progressif vis-à-vis de leur travail. » Ce phénomène de quiet quitting (démission silencieuse et passive), observé depuis septembre 2022, sonne d’ailleurs pour beaucoup d’acteurs du monde du travail comme une alerte à prendre au sérieux.
Nouvelles exigences
Pragmatique ou idéaliste, la jeunesse d’aujourd’hui ? Une chose est sûre : les attentes des jeunes déconcertent leurs aînés et questionnent les recruteurs (lire l’interview d’Elodie Gentina, enseignante-chercheuse à l’Iéseg). Car cette exigence par rapport au travail se traduit par de nouvelles exigences vis-à-vis de l’entreprise – que ce soit en matière de valeurs défendues par celle-ci ou de l’organisation du travail qu’elle est en mesure de proposer. « Lors des entretiens, les questions sur l’organisation du travail, le collectif ou le mode de management se font de plus en plus précises », note Audrey Richard, présidente de l’Association nationale des DRH. Désormais, les horaires doivent être « flexibles » (pour mieux tenir compte de la conciliation des temps de vie), le management « bienveillant » (pour offrir confiance et autonomie aux salariés) et le collectif de travail « participatif ».
“À force de parler emploi, on a arrêté de parler travail. On a peu à peu supprimé les temps collectifs et non productifs qui faisaient qu’un emploi, ce n’est pas qu’un emploi. ”
Jérémie Peltier, codirecteur général de la Fondation Jean-Jaurès.
Dans son étude Les jeunes et l’entreprise, la Fondation Jean Jaurès note d’ailleurs que plus d’un jeune sur trois déplore le manque de prise en compte de la voix des salariés dans l’entreprise. Il y a une raison à cela, note Jérémie Peltier. « À force de parler emploi, on a arrêté de parler travail. On a peu à peu supprimé les temps collectifs et non productifs qui faisaient qu’un emploi, ce n’est pas qu’un emploi. » Pour beaucoup de jeunes, le sens du travail est devenu d’autant plus compliqué à trouver qu’il est moins transmis par le collectif qu’auparavant. Résultat : ils doivent, avec moins de repères que leurs aînés, trouver leur voie et faire leur place.
Mutation profonde ou effet de mode ?
« L’erreur serait de croire que tous ces bouleversements ne sont qu’un effet de mode. On ne reviendra pas en arrière », assure Jérémie Peltier. Et cela oblige chacun à bouger ses curseurs. L’entreprise, qui considère souvent l’organisation du travail comme son pré carré, est en première ligne. « Jusqu’alors, elle ne voulait pas s’intéresser aux mutations qui traversaient la société. » Aujourd’hui, confrontées aux difficultés de recrutement, les entreprises prennent conscience de ces changements et modifient timidement leurs pratiques pour tenter de capter l’attention des jeunes. « Ce moment de réorganisation collective prend du temps. Mais en ne faisant pas cela, elles rendent impossible l’attractivité des métiers, et elles le savent. »
Les organisations syndicales, de leur côté, doivent trouver les moyens de réinvestir les collectifs malmenés par la crise sanitaire et la réforme des CSE. C’est à cette condition que le travail pourra continuer à jouer son rôle d’intégrateur social.