Après une phase d’attentisme, les salariés exigent leur part de la reprise économique. Un peu partout, les négociations de branche se tendent et les mouvements se multiplient dans des entreprises jusque-là peu sujettes aux conflits.

« Bonjour, je souhaiterais avoir des conseils en placement de patrimoine. Je viens de recevoir ma participation et je souhaite assurer ma retraite avec ou offrir des vacances à mes gosses, mais je veux aussi en placer une partie… J’hésite vraiment… Merci. » La réaction des salariés d’Ikea se veut sarcastique. L’annonce, quelques heures plus tôt, des 62,30 euros de participation aux bénéfices adressés aux salariés du géant de l’ameublement, l’est tout autant.

« On atteint là les limites des politiques d’augmentation du pouvoir d’achat par les primes qui ont cours depuis des années et reflètent la réalité de nos secteurs », réagit Véronique Revillod, secrétaire générale adjointe de la CFDT-Services. La réalité, ce sont ces carrières au Smic dans la grande distribution, ces emplois « low cost » dans le commerce ou la propreté subventionnés par les pouvoirs publics, que certains ont érigé en véritable modèle, et ces dérisoires augmentations de salaire qui constituent un outrage aux salariés de ces secteurs.

Une multiplication des conflits sociaux

La tension monte sur la question salariale. La revalorisation des salaires, et plus largement la (re)légitimation de la question du pouvoir d’achat dans le débat public, s’impose comme la priorité du moment. Maître CoQ, Cocotine, Decathlon ou Leroy Merlin… un peu partout, les conflits sociaux se multiplient ces dernières semaines, y compris dans des entreprises jusqu’alors peu habituées à la contestation. Leur point commun : toutes ont surperformé pendant la crise sanitaire. Mais le ruissellement de la richesse produite n’a pas eu lieu. « Les salariés craquent, lâche Betty Soudet, du Sico-CFDT (Syndicat interdépartemental du commerce). Ils avaient l’habitude d’être dans le consensus. Aujourd’hui, si vous avez des mouvements de grève, c’est parce que les salariés sont las de participer aux pertes et de voir partir les bénéfices aux actionnaires. »

Après une période d’attentisme, liée à l’incertitude de la reprise, les salariés sont sur le qui-vive. L’activité tourne, pour certains à plein régime. Dans le bâtiment et les travaux publics, les carnets de commandes sont remplis, et le taux d’intérimaires explose (jusqu’à 70% dans certains secteurs) pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre. Mais le discours, lui, reste le même. Après une année sans revalorisation des salaires, la partie patronale de la branche des travaux publics propose à la fin novembre une revalorisation de 1,96 % des salaires des cadres, nettement en dessous de l’inflation (2,6%).

« Avant la crise, c’était déjà la crise ; pendant la crise, c’est la crise et après la crise, on prépare la crise suivante. On est dans la gestion de crise permanente », ironise Samir Bairi, négociateur CFDT pour la branche. Fin novembre, la Fédération nationale Construction et Bois a décidé de ne pas signer l’accord sur les salaires cadres pour ne pas pénaliser encore plus les collèges ouvriers et Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise), dont les négociations doivent se tenir prochainement.

Un patronat réticent, voire hostile à la négociation

Ces tensions ne sont pas nouvelles. Mais la conjugaison de l’inflation et des pénuries de main-d’œuvre a engendré un nouveau rapport de force dans les négociations salariales. Pourtant, dans bien des secteurs, « le patronat joue la montre pour renvoyer la négociation à 2022 », résume Véronique Dournel, secrétaire nationale à la Fédération générale de l’Agroalimentaire (FGA). À la mi-septembre, la fédération avait adressé à toutes les branches un courrier demandant l’ouverture de négociations annuelles obligatoires (NAO).

« Si certaines ont joué le jeu, comme l’artisanat alimentaire, les premiers retours des organisations patronales ont été très mitigés, voire hostiles. Aujourd’hui, on quitte la table des négociations, ce qui est très rare. » Le 26 novembre dernier, un mois après la première rencontre autour de l’impact de la hausse du Smic sur les salaires de la branche des industries alimentaires diverses (60 000 salariés), le patronat n’avait toujours pas mandat pour négocier. « Notre but n’est évidemment pas d’appeler à la grève générale mais la situation est de plus en plus tendue, quand la porte n’est pas tout simplement fermée. »

Depuis plusieurs mois, pourtant, le gouvernement multiplie les appels du pied incitant les branches à négocier et les entreprises à « poser la question du partage de la valeur entre les entreprises et les salariés [afin que] la croissance bénéficie à tout le monde, sans exception », résumait, il y a encore quelques semaines, le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire. À quelques mois de l’élection présidentielle, l’exécutif, marqué par la crise des gilets jaunes, veut à tout prix éviter un nouveau mouvement social d’ampleur sur la question du pouvoir d’achat. Aussi a-t-il reconduit jusqu’en mars 2022 la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat (Pepa), dite prime Macron, permettant aux employeurs de verser à leurs salariés gagnant moins de trois fois le Smic de 1 000 à 2 000 euros exonérés d’impôts.

Dans les faits, elle a été très peu attribuée. « Chacun se renvoie la balle, se désole un responsable fédéral. Le ministère du Travail, qui a cru au discours patronal quant à sa volonté de négocier, commence lui aussi à déchanter. » Certains s’inquiètent d’ailleurs de la différence de traitement qui s’installe dans leurs secteurs. « Pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre, certains employeurs sortent le chéquier pour les nouveaux entrants avec des salaires plus élevés que ceux des salariés déjà en poste », note Véronique Revillod. Déjà renforcée d’année en année, la notion d’individualisation de la rémunération fait désormais craindre une hétérogénéité au sein des entreprises et un effritement de la cohésion sociale entre des salariés, jusque-là relativement soudés.

Diverses formes de mobilisation des équipes CFDT

Face à ces tensions, les fédérations CFDT cherchent de nouveaux moyens de visibilité visant à passer à un autre mode de rapport de force et à accompagner au mieux les équipes. La FGA a ainsi édité à la mi-novembre une série de tracts assortis d’une enquête que les responsables de branche ont diffusés auprès de leurs équipes. « Celle-ci porte sur l’impact de la crise sur les conditions de travail et le pouvoir d’achat de nos salariés, dont une majorité sont des travailleurs de la deuxième ligne », précise la secrétaire nationale FGA Véronique Dournel. Les équipes ont alors le choix de leur forme de mobilisation : tracter pour mettre un coup de pression avant les NAO, organiser un temps de rencontre avec les salariés ou initier un mouvement de grève comme chez Cocotine. « À chaque fois, on les accompagne. On est là pour leur donner les armes, mais le choix leur appartient. »

Souvent, la mobilisation paye. Chez Decathlon, entreprise peu habituée à la contestation, les deux jours de grève des 16 octobre et 12 novembre (provoqués par le refus de l’entreprise d’accepter une augmentation générale des salaires, malgré les 350 millions d’euros de dividendes versés aux actionnaires en 2021) ont contraint la direction à ouvrir des NAO, avancées au 29 novembre. Celles-ci seront scrutées par tout le secteur, et sans doute au-delà.

Article d’Anne-Sophie Balle Rédactrice en chef adjointe de Syndicalisme Hebdo